Née d'une erreur de traduction, l'image du viking buvant dans le crâne de son ennemi a connu une longue postérité. C'est l'un des clichés les plus associés aux vikings.
Dans le Krákumál, poème funéraire censé avoir été déclamé par Ragnarr Loðbrók dans la fosse aux serpents où l'avait jeté le roi Ella, Ragnarr se réjouit de rejoindre Óðinn. « Nous boirons la bière bientôt dans l'arbre courbe des crânes », dit-il (« Drekkum bjór af bragði ór bjúgviðum hausa », str. 25), faisant référence au fait que les einherjar, à la Valhöll, boivent la bière servie par les valkyries (Grímnismál, str. 36).
Cet « arbre courbe des crânes » est une kenning (périphrase) désignant les cornes d'animaux destinées à contenir la boisson.
Dans son ouvrage Runir, seu, Danica literatura antiquissima (1636, 1651), consacré à la « plus ancienne littérature danoise », le médecin et érudit danois Ole Worm propose une édition en runes de poèmes norrois, accompagnée d'une traduction en latin et de notes. Le Krákumál fait partie de sa sélection. « Ór bjúgviðum hausa » est rendu par « dans les coupes creuses des crânes » (« ex concavis crateribus craniorum »), et Worm explique (1651, p. 203) que les héros espèrent boire à la cour d'Óðinn « dans les crânes de ceux qu'ils ont tués » (« ex craniis eorum quos occiderant »).
Les travaux de Worm étaient connus en dehors de Scandinavie, et, dès 1676, en Angleterre, Aylett Sammes explique que les anciens Saxons « croyaient qu'après la mort, ils devaient aller dans la halle de Woden, où ils boiraient de la bière avec lui, et ses compagnons, dans les crânes de leurs ennemis » (Britannia Antiqua Illustrata, p. 436).
Cependant, c'est surtout avec la parution de l'Edda, ou Monumens de la mythologie et de la poésie des anciens peuples du Nord de Paul Henri Mallet (1756), et de sa traduction anglaise par l'évêque Thomas Percy sous le titre de Northern Antiquities (1770), que ce motif acquiert une grande notoriété.
Mallet accompagne sa traduction de l'Edda d'une sélection d'odes et autres poésies anciennes, parmi lesquelles l'Ode du roi Regner Lodbrog. Se référant à Worm, il propose la traduction suivante : « Bientôt, bientôt assis dans la brillante demeure d'Odin, nous boirons de la bière dans les crânes de nos ennemis » (p. 153-154). Percy, qui avait déjà traduit le Krákumál dans ses Five pieces of runic poetry (1763), reprend la même traduction (vol. 2, p. 232).
Déjà connue de Voltaire en 1756 – « [les Scandinaves] adoraient Odin ; et ils se figuraient qu'après la mort le bonheur de l'homme consistait à boire, dans la salle d’Odin, de la bière dans le crâne de ses ennemis » (Essai sur les mœurs, ch. 21), l'image du viking buvant dans le crâne de son ennemi devient un motif littéraire avec l'émergence du mouvement romantique, qui l'enrichit de nombreux détails : crânes remplis de sang, décorés de motifs...
Chez Charles Nodier, il est dit, après la mort d'un chef scandinave, que « ses lèvres puiseront un breuvage suave dans le crâne de l'ennemi » (« Chant funèbre au tombeau d'un chef scandinave », Essais d'un jeune barde, 1804). Le personnage éponyme du roman de Victor Hugo Han d'Islande (1823), qui se déroule en Norvège en 1699, boit dans le crâne de son fils « le sang des hommes et l'eau des mers » (ch. 6). « Une coutume assez générale chez tous les Barbares était de boire la cervoise (la bière), l'eau, le lait et le vin dans le crâne des ennemis » écrit même Chateaubriand, familier du Krákumál, qu'il a démarqué pour composer son « bardit » des Frances (Les Martyrs, 1809), dans ses Études ou Discours historiques sur la chute de l'Empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des Barbares (tome 3, 1831, p. 100).
Le motif fleurit tout autant en Grande-Bretagne (dans Harold the Dauntless, paru en 1817, Walter Scott évoque à deux reprises le viking buvant au Valhalla dans le crâne de ses ennemis), et se propage jusqu'aux États-Unis, où la strophe du Krákumál est traduite en une du Freeman's Journal le 19 juin 1782 par Philip Freneau, le « poète de la révolution américaine », qui compare la sauvagerie des anciens Scandinaves à celle des Indiens d'Amérique.
Pourtant, dès la fin du XVIIIe siècle, les traductions correctes ne manquaient pas, même si leur audience demeurait limitée, ainsi de « bientôt j'y boirai de la cervoise (bière) dans des cornes recourbées », dans l'Essai sur la musique ancienne et moderne de Jean-Benjamin de La Borde (vol. 2, 1780, p. 402).
Tout au long du XIXe siècle, l'erreur est pointée par les chercheurs. Finn Magnussen la relève et l'explique dans un essai sur les poèmes d'Ossian (Forsøg til forklaring over nogle steder af Ossians digte, 1814, p. 180-182). Carl Christian Rafn y consacre une longue note dans son édition du Krakas Maal (1826, p. 144-146). Auteur, en 1847, d'une nouvelle édition de Northen Antiquities, « entièrement revue », I. A Blackwell rectifie la traduction, et commente : « Nous croyons qu'un repas quotidien composé uniquement de porc bouilli, arrosé de bière et occasionnellement d'une gorgée d'hydromel, est déjà suffisamment mauvais pour qu'il ne soit pas nécessaire de se servir de crânes comme gobelets » (p. 105). Cette « erreur amusante » est encore signalée en 1883 par Gudbrand Vigfusson dans le Corpus poeticum boreale (vol. 2, p. 340).
Ces mises au point n'empêchent pas de nombreux auteurs de continuer à employer le motif, soit qu'elles leur aient échappé, soit qu'ils aient délibérément choisi de les ignorer pour servir leur propos. Ainsi, dans le poème Balder Dead (1855), l'évocation par Matthew Arnold des « crânes cerclés d'or » participe de sa description négative du Valhalla. Quant à Charles-Hubert Millevoye, il emploie lui aussi l'image dans son poème Alfred (1815), consacré au roi Alfred le Grand, tout en relevant qu'elle est provient d'une confusion. Mais, ajoute-t-il, « cette erreur a fourni une tradition assez poétique » (note à la suite du chant troisième).
Aujourd'hui, cependant, l'image du viking buvant dans un crâne semble bien rangée parmi les clichés généralement identifiés comme tels, au même titre que le casque à cornes. Dès lors, son usage ne peut être que parodique, à l'image des vikings buvant du calva dans des crânes dans Astérix et les Normands (Goscinny et Uderzo, 1966), à moins qu'il ne soit le fait d'auteurs particulièrent peu scrupuleux quant à la vraisemblance (le film turc Tarkan Viking Kani, sorti en 1971, réussit par exemple le doublé crâne et casque ailé).
Le motif a cependant reparu récemment, bien que de façon détournée, dans la série Vikings (saison 2, épisode 6, Unforgiven, 2014), où le jarl Borg a conservé le crâne de sa première femme, à qui il demande conseil et qui lui sert également pour boire.
Si elle ne renvoie à aucune réalité historique, l'image du crâne utilisé comme récipient pour boire est cependant un motif littéraire dans l'Edda poétique : Völundr fabrique des coupes avec les crânes des fils de Níðuðr (Völundarkviða, str. 24 et 35), tout comme Guðrún sert à boire à Atli dans les crânes de leurs fils (Atlamál, str. 82).