L'exposition des enfants, c'est-à-dire l'abandon d'enfants non désirés, est une pratique admise par le paganisme scandinave. Le christianisme a tenté d'y mettre fin.

La formule bera út barn, d'où dérive le nom barnaútburðr, signifie littéralement « porter un enfant à l'extérieur ». Son contraire est fœda upp barn, « élever un enfant », construit sur le verbe fœda, « nourrir ».

Exposition des enfants dans l'ÍslendingabókLe passage relatif à l'exposition des enfants dans l'Íslendingabók.
Manuscrit AM 113 b fol. (Islande, vers 1650).
Stofnun Árna Magnússonar, Reykjavík.
Que l'exposition des enfants fût une pratique admise au temps du paganisme scandinave est notamment attesté par le témoignage de l'Íslendingabók (ch. 7). Ari Þorgilsson y rapporte qu'à l'Alþing, en l'an 999 ou 1000, « il fut proclamé dans la loi que tous les hommes devaient être chrétiens et se faire baptiser […] Mais les anciennes lois seraient maintenues quant à l'exposition des enfants et à la consommation de viande de cheval. […] Mais quelques années plus tard, ces pratiques païennes furent abrogées comme les autres ». Ces exceptions auraient durées jusqu'en 1016 : l'Óláfs saga helga (ch. 60) rapporte comment le roi Óláfr ordonna aux Islandais d'« abroger les lois qu'il considérait les plus contraires au christianisme ».

Cet usage est confirmé, tant par des sources scandinaves – c'est un motif dans plusieurs sagas, qu'extérieures : le voyageur juif espagnol Ibrahim Ibn Yacoun, qui visita Hedeby au Xe siècle, rapporte ainsi que des nouveaux-nés y étaient jetés à la mer lorsque leur nombre était excessif.

Les sagas apportent des précisions sur les conditions de l'exposition des enfants.

L'enfant est porté à son père (borit at föður sínum) ou, en l'absence de père, au tuteur de la mère. Si le père accepte l'enfant, le nouveau-né est aspergé d'eau (vatni ausinn1) et reçoit un nom. Ce n'est qu'au terme de ces rituels que l'enfant devient membre de la famille et de la communauté : à l'époque païenne, « tuer des enfants après qu'ils eurent été aspergés d'eau était qualifié de meurtre », indique la Harðar saga ok Hólmverja (ch. 8). Un autre rite de passage, mentionné, par exemple, dans l'ancienne loi chrétienne du Borgarþing, et reflétant sans doute un ancien usage païen, concerne l'alimentation de l'enfant : l'exposition de l'enfant ne pouvait avoir lieu qu'avant sa première tétée.

En revanche, si le père ne le reconnaît pas, l'enfant est confié à un tiers pour être exposé dans un lieu le plus souvent isolé, éloigné de la ferme, en marge de l'espace domestique. Compte tenu du climat et de la dispersion de l'habitat – et des églises où, ailleurs en Europe, les enfants étaient souvent abandonnés, un tel abandon revenait le plus souvent à un infanticide2. Dans les sagas où il est question de barnaútburðr, l'enfant est systématiquement retrouvé mais, plutôt qu'une réalité statistique, il faut y voir le motif littéraire de l'enfant abandonné promis à un grand destin (Œdipe, Moïse). De façon exceptionnelle, dans la Harðar saga (ch. 8), le père ordonne que sa fille soit noyée.

La mère est parfois représentée hostile à la volonté de son époux, ainsi de Þorgerðr, dans la Finnboga saga (ch. 2), qui n'ose toutefois s'opposer à son mari par crainte de sa colère. Cet exemple souligne le traumatisme que pouvait représenter, pour la mère, l'abandon d'un enfant porté pendant neuf mois, et mis au monde au terme d'un accouchement douloureux et parfois dangereux.

Enfant abandonné dans l'Omne BonumUn enfant abandonné représenté dans l'encyclopédie Omne Bonum de James Le Palmer, composée à Londres, ca 1360-ca 1375. Il est intégré à l'initiale historiée E(xpositus).
Royal manuscripts, British Library, Londres.
L'exposition des enfants est loin d'être une pratique propre à la Scandinavie. En l'absence de moyens efficaces de contraception ou d'avortement, elle constituait un outil de régulation des populations extrêmement répandu. Son nom français dérive du latin expositio, et elle était par exemple pratiquée dans la Rome antique, tout comme dans la Grèce antique.

La fréquence de l'exposition des enfants en Scandinavie au cours de la période païenne ne peut être quantifiée et les estimations des chercheurs varient grandement. Les traces écrites sont rares et ne concernent que quelques cas individuels et exceptionnels. Quant à l'archéologie, elle est de peu de secours. Il est particulièrement difficile d'identifier une victime d'infanticide à partir d'ossements, d'autant que ceux des enfants, plus fragile, sont moins bien conservés. Tout au plus des ossements d'enfants retrouvés dispersés dans des tas de fumier pourraient-ils orienter vers une telle conclusion.

Le témoignage des sagas permet en revanche de distinguer un certain nombre de motifs.

Le premier, et le principal, est d'ordre économique : l'abandon est provoqué par la famine ou la misère. Il est exposé, par exemple, dans la Gunnlaugs saga ormstungu (ch. 3) : « il y avait alors une sorte de coutume, quand le pays était complètement païen, chez les hommes qui étaient pauvres et avaient à leur charge beaucoup de personnes dépendantes, de faire exposer leurs enfants ». L'exposition des enfants permettait de limiter le nombre de bouches à nourrir et, au niveau social, de maintenir dans des proportions jugées acceptables la quantité de pauvres ou d'esclaves.

Ici comme dans d'autres sagas est porté un jugement de valeur sur cette pratique : « et c'était néanmoins toujours considéré comme une mauvaise action ». Il s'agit sans doute du regard rétrospectif des auteurs chrétiens plutôt que d'un reflet de l'opinion prévalente aux temps anciens. Le fait que, dans les sagas, des protagonistes s'opposent à l'abandon de l'enfant ou le recueillent participe peut-être de cette même intention des sagnamenn de tenter de minorer l'acceptation sociale de cette pratique par leurs ancêtres.

Les motifs peuvent être également sociaux, lorsqu'il s'agit, notamment, d'enfants illégitimes : c'est le cas dans la Vatnsdæla saga (ch. 37), où une femme ordonne l'exposition d'un enfant né de la maîtresse de son époux, et dans le Þorsteins þáttr uxafóts (ch. 3), où le héros éponyme est abandonné par son oncle, car conçu hors mariage et non reconnu par son père. Dans un passage d'inspiration légendaire de la Jómsvíkinga saga (ch. 1), le futur roi Knútr est exposé car issu d'une union incestueuse.

Ces motifs sociaux peuvent recouper les raisons économiques : un homme déjà doté d'héritiers légitimes pouvait être hostile à la venue d'un enfant supplémentaire né d'une maîtresse, qui fragmenterait davantage son héritage.

Exposition des enfants dans la la loi du GulaþingLes dispositions de la loi du Gulaþing relatives à l'exposition des enfants.
Édition des Norges gamle love par R. Keyser et P. A. Munch (1846).

Les motifs religieux sont en revanche beaucoup plus incertains, même si quelques textes en font état. Dans la Guta saga (ch. 1), il est ainsi indiqué qu'aux temps païens, les Gotlandais « sacrifiaient leurs fils et filles et du bétail ainsi que de la nourriture et de la bière ». Dans un passage de la Reykdœla saga au ton nettement chrétien (ch. 7), le peuple du Reykjadalr se réunit au cours d'un hiver très rigoureux, et décide d'invoquer les dieux pour que le temps s'améliore. L'un des protagonistes formule une proposition qui n'est finalement pas retenue : « exposer les enfants et tuer les personnes âgées ».

L'exposition d'un enfant ne requiert, dans la pratique, aucune justification particulière, et un père peut ordonner l'exposition d'un enfant pour la seule raison que sa femme a auparavant contrevenu à l'une de ses décisions (Finnboga saga, ch. 1-2).

Deux catégories semblent avoir été particulièrement exposées à l'abandon : les filles et les enfants souffrant de malformations.

S'agissant des filles, il semble quelles aient été bien plus soumises à l'abandon que les garçons3 – du reste, dans toutes les zones géographiques et dans toutes les périodes historiques, l'infanticide concerne avant tout les filles. « Si tu mets au monde une fille, tu devras exposer cet enfant, mais l'élever si c'est un garçon », ordonne le père de la future Helga hin fagra à sa femme enceinte dans la Gunnlaugs saga (ch. 3).

L'examen des sépultures de la période viking, malgré ses problèmes méthodologiques (en particulier la difficulté d'identifier le sexe d'un défunt en l'absence d'analyse ostéologique), tend à révéler une sous-représentation des femmes, qui conforte les données littéraires (des fils sont mentionnés bien plus souvent que des filles dans la Landnámabók ou sur les pierres runiques). Cette situation pourrait être la conséquence de leur plus forte exposition à l'abandon.

De nombreux motifs ont été suggérés pour expliquer cette préférence : ce sont par exemple les fils qui s'occupent des parents devenus âgés (les filles s'occupant quant à elles de leur belle-famille) ; les filles doivent être pourvues d'une dot afin d'être mariées ; dans une société guerrière, les fils sont naturellement valorisés, tandis que leur taux de mortalité plus élevé conduit à éliminer des filles à la naissance pour maintenir le sex-ratio à l'identique.

Enfants difformes dans les Rothschild CanticlesDes enfants difformes (oreilles tombant jusqu'aux pieds, apparence simiesque) représentés dans les Rothschild Canticles, un manuscrit produit en Flandres vers 1300.
Beinecke Rare Book & Manuscript Library, Yale University, Connecticut.
Les enfants atteints de malformation étaient également prédisposés à être exposés, et la christianisation même n'y a pas mis un terme immédiat. Les plus anciennes versions des lois provinciales norvégiennes (les lois du Gulaþing, du Borgarþing et de l'Eiðsivaþing4), qui pourraient remonter au règne de saint Óláfr (1015-1028), proscrivent en effet l'exposition des enfants – « chaque enfant né doit être élevé et aucun tué (spilla) » insiste même la loi de l'Eiðsivaþing, sauf en cas de malformations les plus sévères, dont elles dressent la liste.

La loi du Gulaþing mentionne ainsi les cas où l'enfant « est né avec ces difformités (örkuml) telles que le visage est tourné là où l'arrière du crâne devrait être ou les orteils où les talons devraient être ». Les lois du Borgarþing et de l'Eiðsivaþing mentionnent également, par exemple, les enfants ayant les yeux derrière la tête ou affligés de nageoires de phoque ou d'une tête de chien.

La règle était que ces enfants, après avoir été baptisés – ou du moins avoir reçu la prima signatio, étaient déposés dans l'église et laissés mourir là, voire enterrés vivants dans le cimetière, selon les cas distingués par les lois. Dans quelques situations exceptionnelle, cependant, l'enfant n'était, ni baptisé, ni enterré en terre consacrée, peut-être parce que sa difformité était considérée comme le reflet d'une nature monstrueuse et maléfique5.

Le manuscrit de la loi du Gulaþing distingue les dispositions remontant à saint Óláfr des révisions opérées par Magnús Erlingsson en 1164. Au regard de l'exposition des enfants, les exceptions précédemment énoncées furent abrogées par Magnús : désormais « chaque enfant qui est né doit être élevé dans notre pays » : le nema (« sauf ») qui suivait a disparu. Ces exceptions relevaient sans doute d'un compromis destiné à faire plus facilement accepter une rupture avec un usage bien établi.

À rebours des lois norvégiennes, la plus ancienne législation islandais, conservée dans la Grágás (vers 1122-1133 pour la section relative aux lois chrétiennes), semble d'emblée proscrire totalement l'exposition des enfants : « chaque enfant qui est né devra être mené au baptême aussitôt que possible, quelle que soit sa conformation ».

Jenny Jochens a proposé une explication à ce retard norvégien6. Isolées au fond des fjords, les communautés locales norvégiennes se sont reproduites de façon endogame pendant des siècles, engendrant de fréquentes anomalies chez les nouveaux-nés. A contrario, la plus grande diversité du patrimoine génétique des Islandais, issus de différentes régions de Norvège, avec un apport celte, aurait conduit à une moindre proportion d'enfants difformes. Mais il est également possible qu'il ait existé une version antérieure de la législation islandaise, en accord avec les lois norvégiennes.

Quoi qu'il en soit, s'est progressivement imposée avec la christianisation, l'interdiction de l'infanticide7. En dehors de la Norvège et de l'Islande, elle est également attestée, par exemple, sur l'île de Gotland : le Guta lag, dont le plus ancien manuscrit pourrait dater de 1220, dispose, peut-être sous l'influence norvégienne, que « chaque enfant qui est né dans notre pays doit être élevé »8. Les enfants doivent être baptisés et sont dès lors reconnus comme des membres de la communauté à part entière : c'est pourquoi ils apparaissent beaucoup plus souvent dans les cimetières médiévaux que dans les lieux de sépulture païens d'où, semble-t-il, leur statut les excluait généralement.

Enfant abandonné dans l'Omne BonumUne victime d'infanticide enterrée dans le sol d'une maison à Lund.
Dessin de Claes Wahlöö illustrant l'article de Mats Roslund cité infra (n. 10).
Certains textes de loi indiquent les sanctions en cas d'infanticide. Selon la loi du Gulaþing, au temps d'Óláfr, il était puni d'une amende de trois marcs, mais, du temps de Magnús, « si un homme expose son enfant, païen ou chrétien [i.e. baptisé ou non], et le tue et qu'il est accusé et reconnu de cela, alors il est privé de la propriété et de la paix (fe oc friði). Et nous appelons cela le plus grand meurtre (morðet micla) ». L'infanticide expose donc à devenir hors-la-loi. La simple amende initiale était peut-être aussi une mesure de compromis. L'aggravation des peines témoigne du renforcement du pouvoir de l'Église, mais elle atteste aussi que l'infanticide continuait d'exister, près d'un siècle et demi après son interdiction légale.

La prohibition de l'infanticide a constitué un progrès certain pour les femmes, et Anne-Sofie Gräslund a même suggéré que la position de l'Église à cet égard a contribué à la christianisation plus précoce des femmes, et à leur rôle actif dans la conversion9.

Pour autant, tandis qu'à l'époque du paganisme, l'exposition des enfants était une prérogative appartenant au père, les lois chrétiennes font peser une suspicion sur la mère en cas de mort de l'enfant à la naissance. Elles prescrivent un examen attentif de l'enfant pour s'assurer qu'il n'a pas été étranglé par sa mère, ou requièrent des témoins (sage-femme, voisine) jurant que l'enfant était bien mort-né.

L'Église peut elle-même avoir paradoxalement contribué à la perpétuation de l'infanticide. En instaurant une nouvelle éthique sexuelle, et en condamnant les relations hors mariage, elle peut avoir conduit des mères à faire disparaître des enfants dont l'existence aurait conduit à leur exclusion sociale. C'est peut-être ce qui est survenu à l'enfant de moins de trois mois dont les restes ont été retrouvés à Lund en 1985, non au cimetière voisin, mais sous le sol d'une maison du XIe ou XIIe siècle10.

La crainte des conséquences de la naissance d'enfants conçus dans des conditions fautives a sans doute contribué à l'émergence des « miracles » recueillis en Islande dans lesquels une femme, victime d'une grossesse non désirée, est délivrée – au sens de débarrassée – de l'enfant qu'elle porte par l'intercession de la Vierge ou d'un saint islandais11.

L'assimilation de l'infanticide a un péché et à un crime a aussi suscité l'émergence d'une nouvelle figure surnaturelles dans les croyances populaires, celle de l'esprit d'un enfant mort sans avoir été baptisé, que ce soit du fait d'un avortement, d'un abandon ou d'un meurtre, qui revient hanter les vivants. Cette figure est notamment connue sous le nom de myling dans le folklore suédois, et, significativement, d'utburd dans le folklore norvégien12.


1 Pratique distincte, dans le vocabulaire même, du baptême chrétien, auquel il est fait référence par le nom skírn, « purification ».
2 John Boswell a cependant contesté cette interprétation. Distinguant nettement l'infanticide de l'expositio, il soutient que l'abandon d'un enfant n'avait pas pour objet de le tuer, même s'il n'était pas dépourvu de risques. The Kindness of strangers : the abandonment of children in Western Europe from late antiquity to the Renaissance. New York : Pantheon books, 1988. P. 288-89 (n. 53).
3 Clover, Carol J. The politics of scarcity: notes on the sex ratio in early Scandinavia. Scandinavian Studies, 60-2 (Spring 1988). P. 147-188. Wicker, Nancy L. Selective female infanticide as partial explanation for the dearth of women in Viking Age Scandinavia. In : Violence and society in the early medieval West. Edited by Guy Halsall. Woodbridge : Boydell Press, 1998. P. 205-221.
4 Norges gamle love indtil 1387. Udgivne ved R. Keyser og P. A. Munch. Bd 1, Norges love aeldre end Kong Magnus Haakonssöns Regjerings-Tiltraedelse i 1263. Christiania : Gröndahl, 1846. P. 12-13, 339, 375-76.
5 Lawing, Sean B. The place of the evil : infant abandonment in Old Norse society. Scandinavian Studies, 85-2 (2013). P. 142-144.
6 Jochens, Jenny. Women in Old Norse society. Ithaca ; London : Cornell University Press, 1995. P. 92.
7 Pentikäinen, Juha. Child abandonment as an indicator of christianization in the Nordic countries. In : Old Norse and Finnish religions and cultic place-names. Edited by Tore Ahlbäck. Åbo : Donner Institute for Research in Religious and Cultural History, 1990. P. 72-91.
8 Guta lag : the law of the Gotlanders. Translated and edited by Christine Peel. London : Viking Society for Northern Research, University College London, 2009. P. 6.
9 Gräslund, Anne-Sofie. The tole of Scandinavian women in christianisation : the neglected evidence. In : The Cross goes North. Edited by Martin Carver. Woodbridge : Boydell Press, 2005. P. 492.
10 Roslund, Mats. Nittiotalets medeltidsarkeologi och det döda barnet. Fornvännen, 85 (1990). P. 286-290.
11 Cormack, Margaret. Better off dead : approaches to medieval miracles. In : Sanctity in the North, Edited by Thomas A. DuBois. Toronto ; Buffalo ; London : University of Toronto Press, 2008. P. 334-352.
12 Pentikäinen, Juha. The Nordic dead-child tradition : Nordic dead-child beings : a study in comparative religion. Translated by Antony Landon. Helsinki : Suomalainen Tiedeakatemia, 1968. P. 128-223. (FF communications ; no. 202).