Le Þorsteins þáttr bæjarmagns est un þáttr aparenté aux sagas légendaires, racontant plusieurs aventures de Þorsteinn, dont ses séjours dans l'autre monde.

Þorsteins þáttr bæjarmagns dans le manuscrit Lbs 3625 4toÞorsteins þáttr bæjarmagns dans le manuscrit islandais Lbs 3625 4to (1800-1850?).
Stofnun Árna Magnússonar, Reykjavík.
Ce þáttr a sans doute été composé à la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle, bien que les manuscrits les plus anciens – il en existe quarante-huit, dont cinq sur vélin, ne datent que de la fin du XIVe siècle.

Conservé de façon indépendante, il se rattache aux sagas légendaires, de la catégorie des sagas d'aventures, bien qu'il ne déroule pas avant la colonisation de l'Islande.

Il a en effet pour héros Þorsteinn, surnommé bæjarmagn (littéralement : « force de la ferme ») en raison de sa haute taille, un homme de la hirð du roi Óláfr Tryggvason.

Une chevauchée sur un bâton magique (« gandreið ») à la suite d'un elfe le conduit d'abord dans l'autre monde (« undirheimar ») où il assiste, invisible, à un festin.

Puis, portant secours à un nain, il en est récompensé par plusieurs objets magiques.

Ensuite, échouant au Risaland (« Pays des géants »), il rencontre Goðmundr, roi des Glæsisvellir. Il l'accompagne aux Jötunheimar (également « Pays des géants »), chez le roi Geirröðr, dont Goðmundr est tributaire. Grâce à ses objets magiques, Þorsteinn permet à Goðmundr et à ses hommes de survivre à une série de jeux de force, et tue finalement Geirröðr. Il rentre en Norvège accompagné de Goðrún, la fille d'Agði, le jarl de Geirröðr, et offre à Óláfr des cornes à boire dérobées à Agði, qui les reprend ensuite.

Après avoir épousé Goðrún, il retourne auprès de Goðmundr, et gouverne la région qui était autrefois celle d'Agði. Revenu après sa mort, ce dernier est finalement enfermé dans son tertre par Þorsteinn, qui y a pénétré auparavant pour récupérer les cornes.

La première aventure constitue une variante d'un motif de conte international, dont des équivalents sont connus des folklores scandinaves. Le motif du nain reconnaissant, qui fait don au héros d'objets magiques, est également très répandu, et figure dans des contes populaires, ainsi que dans plusieurs sagas légendaires ou de chevaliers. Apparaissent aussi dans de nombreuses sagas le mort-vivant et la visite d'un tertre.

C'est le thème du voyage dans l'autre monde qui a plus particulièrement retenu l'attention de la recherche. Il apparaît aussi dans le Helga þáttr Þórissonar (où figure également Goðmundr des Glæsisvellir, qui y est représenté comme l'ennemi du roi Óláfr), l'Eireks saga víðförla, l'Yngvars saga víðförla ou la Vilhjálms saga sjóðs. Ces œuvres ont non seulement un thème, mais aussi une structure en commun1.

Quant aux sources de cet épisode du þáttr, deux influences ont été étudiées.

Ce sont, d'abord, deux mythes nordiques, traitant d'expéditions de Þórr chez des géants. L'une, chez Geirröðr, est rapportée par la Þórsdrápa d'Eilífr Goðrúnarson (Xe siècle) et par Snorri Sturluson dans les Skáldskaparmál (ch. 18) ; l'autre, chez Útgarðaloki, est également relatée par Snorri, dans la Gylfaginning (ch. 45-47). Elles trouvent leur équivalent dans la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (Livre VIII, ch. 14-15).

Thor abat le géant GeirrödrÞórr abat Geirröðr.
Illustration, d'auteur inconnu, de Departed Gods de J. N. Fradenburgh (1891).
Les expéditions chez Geirröðr de Þorsteinn et de Þórr ont plusieurs éléments en commun. La traversée périlleuse d'un fleuve est nécessaire pour se rendre dans leur domaine : dans le þáttr, son eau est glaciale ; dans le mythe, une crue est provoquée par l'urine ou le sang menstruel de Gjálp, la fille de Geirröðr. Puis, chez le géant, un jeu consiste à se lancer un objet dangereux : il s'agit d'une lourde tête de phoque incandescente dans un cas, d'un morceau de fer rouge dans l'autre. C'est en jetant ce fer rouge que Þórr tue son ennemi, tandis que Þorsteinn abat le sien en lui jetant le caillou et la pointe en acier qui lui ont été donnés par le nain2.

Quant au séjour chez Útgarðaloki, il donne à voir, comme le Þorsteins þáttr, un festin au cours duquel les héros (Þórr, accompagné de Loki et Þjálfi) doivent affronter des géants au cours d'une série d'épreuves, notamment de lutte et de corne à boire.

Louis Moe, Thorkilus chez UtgarthilocusLouis Moe, Thorkillus chez Utgarthilocus.
Illustration de Danmarks krønike, traduction des Gesta Danorum par Fr. Winkel Horn (1898).
Chez Saxo, ces mythes ont pour équivalent l'histoire de Thorkillus, un humain, qui, pour le compte du roi de Danemark Gormo, mène deux expéditions, la première chez Geruthus (dont le frère se nomme Guthmundus), la seconde chez Utgarthilocus.

Ces récits ont de nombreux motifs en commun avec l'histoire de Þorsteinn : « les noms, le voyage en mer pour un pays étrange, la traversée d'une rivière, les trésors parmi lesquelles une corne somptueuse, l'hostilité de Geirröðr, l'alliance entre les voyageurs humains et Goðmundr3», suggérant l'existence d'une source commune.

Cependant, la façon dont les auteur ont fait usage de ces éléments diverge, car ils sont mis au service d'un but différent : tandis que le þáttr ne vise qu'à distraire, Saxo entend donner à son histoire une valeur édifiante : il dénonce l'horreur et l'inanité du paganisme. C'est pourquoi Guthmundus est présenté comme malveillant, tandis que Geruthus et Utgarthilocus sont privés de pouvoir, l'un mort, l'autre enchaîné.

Navigation de Saint Brendan dans le Codex Palatinus Germanicus 60Navigation de Saint Brendan dans le Codex Palatinus Germanicus 60 (vers 1460).
Heidelberg, Universitätsbibliothek.
Le Þorsteins þáttr bæjarmagns témoigne, par ailleurs, d'une influence celte, le voyage dans l'autre monde, vu comme une terre de félicité, constituant un thème populaire dans l'ancienne littérature irlandaise, en particulier, qu'elle soit religieuse – la Navigation de saint Brendan, qui conduit le saint au Paradis, ou profane4.

Parmi cette dernière, plusieurs œuvres mettent en scène un héros humain qui, lors de son séjour dans l'autre monde, intervient dans un conflit, y acquiert une femme et, parfois, s'établit dans l'autre monde après un bref retour chez les mortels. C'est le cas, par exemple, des irlandais Serglige Con Culainn et Laegaire mac Crimthainn ou du gallois Pwyll Pendefig Dyfed.

La dimension religieuse est en revanche absente des textes celtes, mais présente dans les œuvres islandaises : ainsi, dans le le Þorsteins þáttr, le chrétien Þorsteinn bénéficie, dans ses épreuves, de la bonne fortune (« gæfa ») du roi Óláfr.

Des récits traitant du voyage dans l'outre monde auraient pu se transmettre en Islande par voie orale au cours de la période de la colonisation, de nombreux colons ayant séjourné auparavant en Irlande ou en Écosse, et ayant emmené avec eux femmes et esclaves celtes. Ils se seraient combinés avec des histoires indigènes pour donner naissance à des œuvres telles que le Þorsteins þáttr bæjarmagns.


1 Power, p. 157-163.
2 Ce cadeau atypique présente plusieurs propriétés qui évoquent Mjöllnir, le marteau de Þórr, et des traditions populaires s'y rattachant. Comme Mjöllnir, il revient ainsi de lui-même dans la main de celui qui l'a lancé. Pour d'autres analogies, voir : Simpson, p. 6-8.
3 Simpson, Jacqueline. Grímr the Good, a Magical Drinking-Horn. Études celtiques, 10-2 (1963). P. 498.
4 Power, p. 167-169.
 

Traductions

  • Le Dit de Thorstein le Colosse-de-la-Ferme. In : Quatre sagas légendaires d'Islande. Présentées, traduites et annotées par Asdis R. Magnusdottir. Grenoble : ELLUG, 2002. P. 23-61.
  • Le Dit de Þorsteinn passe-maison. In : Boyer, RégisLes Sagas miniatures (þættir). Paris : Les Belles Lettres, 1999. P. 297-317.
  • Thorstein Mansion-Might. In : Seven Viking romances. Translated with an introduction by Hermann Pálsson and Paul Edwards. London : Penguin Books, 1985. P. 258-275.
 

Sources

  • Ciklamini, Marlene. Journeys to the Giant-Kingdom. Scandinavian Studies, 40 (1968). P. 95-110.
  • Power, Rosemary. Journeys to the Otherworld in the Icelandic Fornaldarsögur. Folklore, 96-2 (1985). P. 156-175.
  • Simpson, Jacqueline. Otherworld Adventures in an Icelandic Saga. Folklore, 77-1 (Spring, 1966). P. 1-20.