Sur le rocher de Ramsund, en Suède, sont gravés, non seulement une inscription runique, mais aussi un ensemble de scènes illustrant la légende de Sigurðr.
L'inscription Sö 101 est gravée, non pas sur une pierre dressée, mais sur un rocher plat, appelé en suédois Ramsundsberget. Le rocher se situe à proximité du rivage du Mälaren, dans le Södermanland, au sud-est de la Suède.
Le texte de l'inscription est le suivant :
Les runes sont parfaitement lisibles, et la transcription ne fait aucun doute, tout comme l'essentiel de la traduction.
Il s'agit d'une inscription runique traditionnelle, commémorant un défunt. Elle indique l'identité de la commanditaire, celle de la personne commémorée, et le lien entre l'une et l'autre. Ce dernier point est cependant ambigu. En effet, l'apposition « son mari » peut se rattacher aussi bien à Holmgeirr qu'à Sigrøðr (auquel cas Sigríðr serait la belle-fille du dédicataire, mais il n'existe aucun exemple d'un tel lien entre commanditaire et dédicataire d'une pierre)1.
Les pierres de Kjula (Sö 106) et Bro (U 617) ne permettent pas de trancher la question, mais apportent des éclairages complémentaires sur cette opulente famille.
La première a été dressée par Alríkr, le fils de Sigríðr, à la mémoire de son père Spjót, parti en expéditions vikings. Spjót (« lance ») était peut-être le surnom du mari de Sigríðr, qui qu'il soit, ou bien elle a été mariée deux fois.
La seconde a été dressée (en même temps qu'un pont a été construit) par Ginnlaug, fille de Holmgeirr et sœur de Sigrøðr.
La construction d'un pont était une pratique encouragée par l'Église, pour faciliter la circulation des pélerins et des fidèles. C'est pourquoi, en plus de la portée symbolique (le pont vers l'au-delà), des ponts étaient fréquemment construits afin d'attirer la faveur divine sur le défunt. 145 inscriptions runiques en font état, dont 19 dans le seul Södermanland, avec une proportion particulièrement élevée de commanditaires de sexe féminin, reflet du rôle des femmes dans la conversion au christianisme2.
Des fouilles archéologiques ont permis d'établir que le pont en question était, non pas une chaussée, comme c'est généralement le cas des ponts désignés dans les inscriptions runiques, mais un véritable pont en bois de 65 mètres de long, reliant le rivage à une île du Mälaren, par dessus un bras du lac dénommé Ramsundet (de sund : « détroit »)3.
L'inscription est inscrite dans un ruban en forme de serpents stylisés, selon une pratique courante en Suède, en particulier dans l'est du pays.
Elle se distingue en revanche par le fait que l'un de ces serpents est identifié à Fáfnir. Dans le style de Ringerike, il est représenté transpercé par l'épée de Sigurðr, tandis que, dans l'espace délimité par le ruban, sont figurées plusieurs scènes de la légende, connue par les Eddas et la Völsunga saga, mais aussi par la poésie scaldique (strophes ou kenningar).
Cette gravure de Sigurðr (Sigurdsristningen) s'étend sur une surface de 4,7 mètres de large sur 1,8 mètres de haut.
Les scènes ne sont pas représentées dans l'ordre chronologique.
La première partie de la légende est toute entière résumée par la figure d'un animal qui, compte tenu du contexte, est certainement une loutre, tenant peut-être un anneau dans sa gueule.
Alors qu'Óðinn, Loki, et Hœnir sont en voyage, Loki abat une loutre. Mais il s'agit d'Otr, fils du géant Hreiðmarr, et frère de Fáfnir et de Reginn. Les dieux doivent compenser la mort d'Otr en remplissant et en recouvrant sa peau d'or, que Loki extorque au nain Andvari, en même temps que l'anneau maudit. Fáfnir tue ensuite Hreiðmarr et, refusant de partager l'héritage avec Reginn, il se transforme en dragon pour veiller sur l'or (Reginsmál, introduction-passage en prose après la str. 14 ; Skáldskaparmál, ch. 39-40 ; Völsunga saga, ch. 14).
Plus tard, Sigurðr tue Fáfnir à l'instigation de Reginn, son père adoptif. Sur le rocher de Ramsund, Sigurðr transperce Fáfnir par en-dessous, dans une position agenouillée.
Cette représentation est conforme aux sources textuelles, selon lesquelles Sigurðr frappe depuis une tranchée qu'il a creusée sur le chemin du dragon (Fáfnismál, introduction ; Skáldskaparmál, ch. 40 ; Völsunga saga, ch. 18).
À la demande de Reginn, Sigurðr fait ensuite rôtir le cœur de Fáfnir. Le rocher de Rasmund le montre tenant le cœur embroché au-dessus d'une flamme.
En le touchant pour en vérifier la cuisson, il se brûle et porte son doigt à la bouche (Fáfnismál, passage en prose après la strophe 31 ; Skáldskaparmál, ch. 40 ; Völsunga saga, ch. 19).
Ayant ainsi goûté le sang du cœur du dragon, Sigurðr devient capable de comprendre le langage des oiseaux perchés sur un arbre près de lui.
Ils l'avertissent que Reginn a l'intention de le trahir, et conseillent de le tuer (Fáfnismál, passage en prose après la strophe 31-strophe 38 ; Skáldskaparmál, ch. 40 ; Völsunga saga, ch. 20).
Sigurðr tranche alors la tête de Reginn (Fáfnismál, passage en prose après la strophe 39 ; Völsunga saga, ch. 20 ; les Skáldskaparmál, ch. 40, ne précisent pas de quelle façon Reginn est tué).
Sur le rocher de Ramsund, le corps décapité est entouré des instruments l'identifiant comme forgeron (marteau, soufflet et, un peu plus loin, enclume et pinces).
Sigurðr se rend enfin dans la tanière de Fáfnir.
Il s'empare de son or, qu'il charge sur le dos de son cheval, Grani (Fáfnismál, conclusion ; Skáldskaparmál, ch. 40 ; Völsunga saga, ch. 20).
Un lien direct entre cet ensemble de représentations et l'inscription runique apparaît difficile à établir.
La ressemblance des noms a été relevée (Sig/ríðr et Sig/røðr d'un côté, Sig/urðr de l'autre). Peut-être s'agissait-il d'honorer le défunt en suggérant une comparaison avec le grand héros germanique, ou encore de la présenter comme un descendant de Sigurðr. Si l'inscription a pour but d'établir un droit sur la succession du défunt, le trésor d'Andvari pourrait symboliser l'héritage espéré4.
Mais les scènes représentées sur le rocher de Ramsund sont aussi interprétées dans un cadre plus global. L'iconographie choisie n'est en effet pas isolée : en 1973, dans le catalogue d'une exposition de l'Universitetets Oldsaksamling d'Oslo consacrée à la légende de Sigurðr dans l'art médiéval, Martin Blindheim identifiait 27 représentations de la mort de Fáfnir, même si certaines sont discutables.
Ces représentations apparaissent dans un contexte religieux. C'est vrai des pierres runiques (celle de Ramsund mentionne l'« âme » (sál) du défunt ; celle, voisine, de Gök, qui apparaît comme une copie maladroite de Ramsund, comporte une croix), et davantage encore des fragments de croix de l'île de Man (Kirk Andreas, par exemple) et du nord de l'Angleterre ou des portails de stavkirker norvégiennes (ainsi celle de Hylestad) illustrant également l'histoire de Sigurðr.
Dans cette perspective chrétienne, le combat de Sigurðr contre Fáfnir peut être interprété comme le combat du Bien contre le Mal. Le dragon est une représentation traditionnelle de Satan, et Sigurðr serait ainsi comparé au Christ, à l'archange saint Michel ou à saint Georges.
La méthode typologique a plus particulièrement été sollicitée. La typologie consiste à identifier dans l'Ancien Testament des préfigurations (« types ») de personnages ou d'événements qui trouvent leur accomplissement (« antitype ») dans le Nouveau Testament. L'iconographie chétienne relative à Sigurðr constituerait une extension de la typologie au domaine des légendes germaniques. La victoire sur Fáfnir préfigurerait la victoire du Christ sur Satan5.