Einarr Rögnvaldsson, surnommé Torf-Einarr, est un jarl des Orcades au tournant des IXe et Xe siècles. Il a aussi laissé une brève œuvre poétique.
L'histoire de Torf-Einarr et les strophes qu'il a composées sont principalement conservées dans l'Orkneyinga saga (ch. 4 à 8) et la Haralds saga hárfagra (ch. 24, 27, 30-31).
Einarr est le fils de Rögnvaldr Mœrajarl (« jarl de Møre ») et de l'une de ses concubines (frilla), de condition servile. Il a plusieurs frères ou demi-frères, les uns légitimes (Göngu-Hrólfr, Ívarr, Þórir þegjandi), les autres non (Hallaðr, Hrollaugr).
Selon la tradition des sagas, le roi Haraldr hárfagri conquit les Shetland et les Orcades, et en fit don à Rögnvaldr Mœrajarl (« jarl de Møre ») en compensation de la mort de son fils Ívarr, tué durant l'expédition. Rögnvaldr céda les îles à son frère Sigurðr, qui reçut le titre de jarl.
Il est toutefois possible que la conquête des Orcades soit l'œuvre de la seule famille des jarls de Møre, ainsi que l'affirme l'Historia Norwegiae. Le rôle du roi de Norvège serait alors un ajout tardif des auteurs des sagas1.
À la mort de Sigurðr, son fils Guthormr lui succéda. Il ne régna qu'une année, et mourut sans descendance.
Rögnvaldr désigna son fils Hallaðr pour lui succéder. Mais les Orcades étaient alors la cible d'attaques de vikings et Hallaðr, découragé, renonça bientôt à son titre de jarl pour rentrer en Norvège.
Hrólfr était alors en expédition guerrière, et Rögnvaldr écarta deux de ses fils pour remplacer Hallaðr, l'un, Þórir, dont il souhaitait qu'il restât en Norvège, l'autre, Hrollaugr, car son destin (ses fylgjur) devait le conduire en Islande.
Peut-être Rögnvaldr agit-il ainsi parce qu'il estimait que, ni Þórir, ni Hrollaugr ne constituaient une menace pour son pouvoir, au contraire des plus entreprenants Hrólfr et Einarr2.
Einarr se proposa ensuite. Les sagas, ainsi que la Landnámabók (Sturlubók, ch. 309 ; Hauksbók, ch. 270) placent à ce moment un dialogue tendu entre Einarr et son père, ainsi rapporté dans l'Orkneyinga saga (ch. 6) : « “Veux-tu que j'aille dans les îles ? Je vais te promettre ce que tu jugeras le plus propre à te soulager, que je ne reparaîtrai jamais à ta vue. Peu de choses me retiennent ici, et je ne pense pas que ma carrière sera moindre ailleurs qu'ici.” Le jarl dit : “Il est improbable que tu deviennes un chef en raison de ta mère, car elle est d'origine servile par toute son ascendance, mais il est vrai que ce qui me semble le meilleur est que tu partes le plus vite et reviennes le plus tard possible.” ».
Else Mundal s'est intéressée à la fonction de cet échange entre le père et le fils3. Selon elle, les propos de Rögnvaldr ne sont pas à prendre littéralement. Ils relèvent de la provocation (hvöt), un motif commun dans les sagas, employé par les femmes ou les vieillards pour inciter les hommes à venger un tort causé à leur famille. Loin d'être méprisants, les mots du jarl témoigneraient de sa confiance dans le succès de son fils. Quant au fait qu'Einarr soit effectivement le produit de l'alliance d'un jarl et d'une esclave, il faudrait aussi y voir un signe prometteur : cette union serait le reflet dans le monde des hommes du hieros gamos entre un dieu et une géante, à l'origine de nombreuses dynasties royales.
À l'issue de cette conversation, Rögnvaldr fournit à son fils un navire avec son équipage, et le roi Haraldr lui donna le titre de jarl. Einarr tua les vikings qui s'étaient établis aux Orcades et se soumit l'archipel.
Selon les sagas, il doit son surnom au fait qu'il imagina utiliser de la tourbe (torf) pour remplacer le bois de chauffage, qui était rare aux Orcades. Toutefois, cet usage était certainement connu dans l'archipel bien avant l'arrivée d'Einarr.
L'épisode central de la carrière d'Einarr est la vengeance de la mort de son père. Les sagas rapportent que les turbulents fils du roi Haraldr, Hálfdan háleggr et Guðröðr ljómi, s'en prirent aux jarls norvégiens, faisant en particulier périr Rögnvaldr dans l'incendie de sa demeure. Hálfdan s'en fut ensuite à l'ouest, fuyant la colère de son père, qui nomma Þórir jarl à la suite de Rögnvaldr, et lui donna sa fille en mariage.
Dans un premier temps, Hálfdan s'empara des Orcades et Einarr dut se réfugier en Écosse. Plus tard dans l'année, ils livrèrent bataille. Einarr fut vainqueur mais Hálfdan parvint à s'enfuir à la faveur de la nuit. Le lendemain matin, le jarl le repéra sur un îlot – peu avant, il a été décrit comme un « homme grand et laid, borgne et pourtant doué de la vue la plus perçante du monde ». Les hommes du jarl s'en saisirent, et Einarr lui fit subir le supplice de l'aigle de sang et l'offrit à Óðinn pour sa victoire.
La description du jarl, borgne mais au regard perçant, l'aigle de sang, voire son inspiration poétique, sont autant de traits qui le rapprochent d'Óðinn. Óðinn étant l'ancêtre de nombreuses dynasties royales, dont celle des Ynglingar, cette présentation est de nature à souligner le rôle d'Einarr en tant que fondateur d'une dynastie susceptible de rivaliser avec celle des rois de Norvège.
Le récit de la vengeance est entrecoupé de lausavísur attribuées à Einarr, qui contredisent parfois l'explication donnée par la prose. C'est en particulier ainsi qu'il n'est pas question d'aigle de sang dans les strophes – l'une d'elles indique que Hálfdan a été transpercé par des lances.
La mort de Hálfdan suscita la colère du roi et de ses fils. Haraldr conduisit une flotte aux Orcades, et Einarr se réfugia au Caithness, région de l'extrême nord de l'Écosse, séparée des Orcades par le Pentland Firth. C'est la première d'une longue série de confrontations entre les jarls des Orcades et les souverains norvégiens.
Une réconciliation intervint cependant, le roi exigeant d'Einarr et des Orcadiens un paiement de soixante marcs d'or. Le jarl versa cette somme à lui seul, en échange de toutes les propriétés héréditaires (óðal) de l'archipel, ce qui lui donna peut-être ensuite le droit de louer les terres aux fermiers. La nature de ce paiement (gjald) est toutefois incertaine : s'agit-il d'une simple compensation versée pour la mort de Hálfdan, ou d'un tribut démontrant le statut de subordination des jarls4? Cette appropriation des propriétés héréditaires a-t-elle réellement eu lieu, ou s'agit-il de faire de Einarr l'équivalent du roi Haraldr, réputé avoir procédé de même en Norvège5?
Par la suite, « le jarl Einarr régna sur les Orcades pendant une longue période, et mourut de maladie ».
Il eut trois fils : Arnkell, Erlendr et Þorfinnr hausakljúfr (« fendeur de crânes »), qui régnèrent après lui. La Landnámabók ajoute qu'il eut également dans sa jeunesse une fille nommée Þórdís, qui fut élevée et mariée par le jarl Rögnvaldr (Sturlubók, ch. 257 ; Hauksbók, ch. 221).
Outre son rôle de fondateur de la dynastie régnante des Orcades – ses descendants furent jarls des Orcades jusqu'en 1231, Torf-Einarr a aussi laissé une œuvre poétique, certes bien plus modeste que celle de son lointain successeur Rögnvaldr Kali Kolsson, mais digne d'intérêt.
Fagrskinna en conserve trois (ch. 74), citées en bloc peu avant le récit de la bataille d'Hastings, dans le cadre d'une présentation des ancêtres de Guillaume le Bâtard, « jarl de Rouen », et descendant de Göngu-Hrólfr (Rollon). L'ordre des strophes diffère dans les trois textes, et il est difficile de déterminer celui d'origine.
Cinq strophes ont au total été conservées : les cinq figurent dans l'Orkneyinga saga, tandis que Snorri n'en cite que quatre dans la Haralds saga hárfagra. Dans les deux œuvres, elles sont présentées comme des lausavísur improvisées par Einarr sur une période de plusieurs mois, à différentes étapes de son conflit avec Hálfdan, puis Haraldr. LaEn accord avec les sources médiévales, ces différentes strophes sont présentées comme des lausavísur dans les éditions modernes (Den norsk-islandske skjaldedigtning6, Skaldic Poetry of the Scandinavian Middle Ages7), mais Klaus von See a défendu l'idée selon laquelle elles feraient partie d'un poème unique8. L'ensemble forme en effet une unité narrative, dans laquelle les strophes s'enchaînent avec cohérence (dans l'ordre où elles figurent dans l'Orkneyinga saga, la source la plus ancienne). Ce n'est peut-être qu'à l'époque de la rédaction de l'Orkneyinga saga que le poème a été scindé en lausavísur entrecoupées par un commentaire en prose.
Russell Poole partage cette conviction que les strophes forment un poème, qu'il baptise Einarsflokkr. En revanche, il a attiré l'attention sur le fait que, dans les deux sagas, les strophes attribuées à Einarr sont précédées d'un distique anonyme louant la victoire du jarl sur deux vikings, qui, composé dans le même mètre que les strophes qui suivent, jette le doute sur l'auteur de celles-ci : l'ensemble pourrait faire partie d'un même poème, dont l'auteur, tantôt fait s'exprimer Einarr au style direct, tantôt s'exprime au style indirect9.
Dans ces strophes, Einarr se vante d'avoir vengé son père. Il contraste ce haut fait (þrek) avec l'inaction de ses frères, cibles de ses sarcasmes. Il évoque de façon méprisante son ennemi Hálfdan, le fils du roi, insiste-t-il, notamment en le désignant, non par son surnom habituel de háleggr (« aux longues jambes »), mais par la forme féminine de ce dernier, háfoeta, peut-être un heiti désignant un mouton ou une chèvre10. Einarr est conscient qu'il a encouru la colère du roi, mais c'est avec orgueil, sinon arrogance, qu'il considère cette perspective : « je ne redouterai pas cela » (skala ugga þat) : nul ne sait « à qui il échoira de tombera sous les griffes de l'aigle » (hverr ilþorna arnar undir hlýtr at standa) – cette formulation est un stéréotype, mais l'aigle est peut-être destiné à rappeler l'aigle de sang ; a contrario, elle peut aussi se trouver à l'origine de l'invention du motif dans les sagas.
Les strophes d'Einarr sont composé dans un mètre dont se souvient Snorri dans le Háttatal (str. 55) lorsqu'il évoque le « mètre de Torf-Einarr » (Torf-Einars hátt). Il le caractérise par son absence de rime dans les lignes impaires, et par la présence de demi-rimes (skothendingar) dans les lignes impaires. Aucune des cinq strophes conservées d'Einarr ne se conforme toutefois exactement à ce schéma.
Longtemps négligée, la brève œuvre d'Einarr est désormais reconnue pour ses qualités artistiques. Klaus von See, qui loue les « images puissantes et colorées » par lesquelles le scalde présente la complexité de ses états d'âme, la compte, aux côtés du Haraldskvæði de Þorbjörn hornklofi, du Sonatorekk d'Egill Skallagrímsson, des Hákonarmál d'Eyvindr skáldaspillir et de quelques rares autres, « parmi les créations les plus vivantes et les plus authentiques de la période viking »11.